_ Ce que tu essaies de nous dire, c’est que la vie n’a pas de fil conducteur, c’est bien ça ? Proposa Sergueï Andreïevitch.
Artyom se tut et réfléchit un moment avant d’acquiescer.
_ Crois-tu au destin?demanda Sergueï Andreïevitch, la tête penchée sur le côté, scrutant intensément Artyom alors qu’Evgueni Dmitrievitch délaissait le narguilé pour se concentrer.
_ Non ! Fit Artyom d’une voix déterminée. Ça n’existe pas, le destin. Les événements qui se produisent dans notre vie sont fortuits, c’est nous qui affabulons par la suite.
_ Dommage, vraiment dommage… soupira Sergueï Andreïevitch, déçus, le regard sévère posé sur Artyom par-dessus ses lunettes. Laisse-moi te proposer une théorie, ensuite tu pourras vérifier par toi-même si elle concorde avec ce que tu as vécu. M’est avis que la vie est une enveloppe vide, dépourvue de sens global, et que le destin n’existe pas, en tout cas pas d’un point de vue déterministe, gravé dans le marbre – tu nais et tout est déjà tracé : mon destin est d’être spationaute ou, disons, d’être une ballerine, ou encore de mourir pendant mon enfance… Non, ce n’est pas ainsi que ça se passe. Lorsque tu as vécu le temps qui t’était imparti… Comment expliquer ça ? À un moment donné de ton existence, tu peux être confronté à une situation qui t’oblige à agir d’une certaine manière et à prendre certaines décisions – note bien qu’au moment décisif tu es parfaitement lire de ton choix. Mais si tu fais le bon, ce qui va t’arriver par la suite ne sera plus une succession d’événements aléatoires, pour reprendre ton expression. Tout ce qui t’arrivera découlera de ce choix initial que tu aura fait. Je ne te parle pas du fait que, si tu choisis d’habiter sur la ligne Krasnaya avant qu’elle devienne communiste, tu ne pourra plus t’en arracher et que le reste de ta vie découlera de ce choix initial, je te parle de choses plus subtiles. Et puis, si à nouveau tu te trouves à un croisement, et à nouveau tu fais le bon choix, tout te paraîtra bien moins fortuit si tu sais le voir et le reconnaître pour ce que c’est. Et, petit à petit, ta vie cessera d’être une collection d’événements aléatoires pur devenir… – comment dire ? – une histoire, où tout s’enchaînera dans une certaine forme de logique, même si celle-ci n’est pas linéaire. Et ce sera ton destin. A un moment donné, quand tu seras suffisamment avancé sur ta voie, ta vie se sera à ce point transformée en histoire que tu connaîtra des moments inattendus, inexplicables d’un simple point de vue rationaliste ou par la théorie du hasard. En revanche, ces événements s’inscriront parfaitement dans la logique de la nouvelle forme qu’aura prise ta vie. Tu vois, je ne crois pas que le destin préside à la vie des hommes, je crois qu’il faut aller le chercher. Et si les événements de ta vie commencent à s’organiser de manière à ce qu’elle trouve un sens, alors cela peut te mener très loin… Le plus intéressant, c’est qu’on ne peut jamais se douter de ce qui nous arrive, ou tirer des conclusions radicalement fausses de nos observations et chercher à systématiser les enchaînements d’événements en accord avec notre perception du monde. Mais le destin a sa propre logique.
Métro 2033, Dimitry Glukhovsky, L’Atalante, 2007, 2010, p352, 353
voir aussi Crosroads Kalvin Russel pour l’entrée : « Choix »