Archives par mot-clé : Dictionnaire Littératif

Baiser

Chaque fois que j’avais touché ma jeune amie, le contact avait été électrique. J’ai déjà décrit cela et en parler m’a toujours gêné , mais j’attribuais ce phénomène à son… à une aura… à une forte personnalité. C’était une chose réelle, et pas une métaphore. Mais je n’avais jamais senti une telle décharge d’électricité entre nous.
Pendant une seconde, je restai passif, recevant son baiser plus que je ne le partageais. Mais alors sa chaleur et son insistance triomphèrent de la pensée, triomphèrent du doute, triomphèrent de tous mes autres sens dans les nuances de ce verbe, et je lui rendis son baiser, mettant mes bras autour d’elle pour l’attirer de plus près ; alors elle glissa ses bras sous les miens et fit courir ses doigts vigoureux le long de mon dos. Cela faisait cinq ans, pour elle, qu’Enée m’avait donné ce baiser d’adieu, au bord du fleuve de l’ancienne Terre ; il avait été pressant, électrique, plein de questions et de messages, mais c’était tout de même le baiser d’une fille de seize ans. Celui-là, c’était le baiser chaud, mouillé, bouche ouverte, d’une femme, et je réagit aussitôt.
Nous nous sommes embrassés pendant une éternité. J’étais vaguement conscient de ma nudité et de mon excitation comme d’une chose qui aurais dû m’embarrasser, mais c’était secondaire par rapport à ce baiser brûlant, insistant, qui ne voulait pas cesser. Quand finalement nos lèvres se séparèrent, presque enflées, presque endolories, pleines du désir d’être encore embrassées, nous couvrîmes de baisers nos joues, nos paupières, nos fronts, nos oreilles. Je baissait la tête et embrassai le creux de sa gorge, son pouls contre ma bouche, et je humai l’odeur parfumée de sa peau. Toujours à genoux, elle se cambra un peu afin que ses seins frôlent ma joue. Je refermai ma main sur l’un d’eux et baisai le mamelon presque avec respect, Enée prit ma nuque dans la paume de sa main. Je sentais son souffle sur moi, s’accélérer, tandis qu’elle se penchait vers moi.

Dan Simmons ; L’éveil d’Endymion Robert Laffont, Ailleurs et demain, 1997, p.351

Dieu

« Les théologiens et les philosophes, qui font de Dieu l’auteur de la nature et l’architecte de l’univers, nous le font paraître absurde et méchant. Ils le disent bon, parce qu’ils le craignent, mais ils sont forcés de convenir qu’il agit de façon atroce. Ils lui prêtent une malignité rare même chez l’homme. Et c’est par là qu’ils le rendent adorable sur la terre. Car notre misérable race ne vouerait pas un culte à des Dieux justes et bienveillants dont elle n’aurait rien à craindre ; elle ne garderait point de leur bienfaits une reconnaissance inutile. Sans le purgatoire et l’enfer, le bon Dieu ne serait qu’un pauvre sire. (…) Epicure à dit : « Ou Dieu veut empêcher le mal et ne le peut, ou il le peut et ne le veut, ou il ne le peut ni ne le veut, ou il le veut et le peut. S’il le veut et ne le peut, il est impuissant ; s’il le peu et ne le veut, il est pervers ; s’il le peut ni ne le veut, il est impuissant et pervers ; s’il le veut et le peut, que ne le fait-il, mon père ? … « Monsieur, répondit le religieux, il n’y a rien de plus misérable que les difficultés que vous soulevez. Quand j’examine les raisons de l’incrédulité, il me semble voir des fourmis opposer quelques brins d’herbe comme une digue au torrent qui descend la montagne. Souffrez que je ne dispute pas avec vous : j’y aurez trop de raisons et trop peu d’esprit. Au reste, vous trouverez votre condamnation dans l’abbé Guénée et dans vingt autres. Je vous dirai seulement que ce que vous rapportez d’Epicure est une sottise : car on y juge Dieu comme s’il était homme et en avait la morale. Eh bien ! Monsieur, les incrédules, depuis Celse jusqu’à Boyle et Voltaire, ont abusé les sots avec de semblables paradoxes. »

Anatole France, Les Dieux ont soif, p.61 et 146

Destin (histoire, choix)

_ Ce que tu essaies de nous dire, c’est que la vie n’a pas de fil conducteur, c’est bien ça ? Proposa Sergueï Andreïevitch.

Artyom se tut et réfléchit un moment avant d’acquiescer.

_ Crois-tu au destin?demanda Sergueï Andreïevitch, la tête penchée sur le côté, scrutant intensément Artyom alors qu’Evgueni Dmitrievitch délaissait le narguilé pour se concentrer.

_ Non ! Fit Artyom d’une voix déterminée. Ça n’existe pas, le destin. Les événements qui se produisent dans notre vie sont fortuits, c’est nous qui affabulons par la suite.

_ Dommage, vraiment dommage… soupira Sergueï Andreïevitch, déçus, le regard sévère posé sur Artyom par-dessus ses lunettes. Laisse-moi te proposer une théorie, ensuite tu pourras vérifier par toi-même si elle concorde avec ce que tu as vécu. M’est avis que la vie est une enveloppe vide, dépourvue de sens global, et que le destin n’existe pas, en tout cas pas d’un point de vue déterministe, gravé dans le marbre – tu nais et tout est déjà tracé : mon destin est d’être spationaute ou, disons, d’être une ballerine, ou encore de mourir pendant mon enfance… Non, ce n’est pas ainsi que ça se passe. Lorsque tu as vécu le temps qui t’était imparti… Comment expliquer ça ? À un moment donné de ton existence, tu peux être confronté à une situation qui t’oblige à agir d’une certaine manière et à prendre certaines décisions – note bien qu’au moment décisif tu es parfaitement lire de ton choix. Mais si tu fais le bon, ce qui va t’arriver par la suite ne sera plus une succession d’événements aléatoires, pour reprendre ton expression. Tout ce qui t’arrivera découlera de ce choix initial que tu aura fait. Je ne te parle pas du fait que, si tu choisis d’habiter sur la ligne Krasnaya avant qu’elle devienne communiste, tu ne pourra plus t’en arracher et que le reste de ta vie découlera de ce choix initial, je te parle de choses plus subtiles. Et puis, si à nouveau tu te trouves à un croisement, et à nouveau tu fais le bon choix, tout te paraîtra bien moins fortuit si tu sais le voir et le reconnaître pour ce que c’est. Et, petit à petit, ta vie cessera d’être une collection d’événements aléatoires pur devenir… – comment dire ? – une histoire, où tout s’enchaînera dans une certaine forme de logique, même si celle-ci n’est pas linéaire. Et ce sera ton destin. A un moment donné, quand tu seras suffisamment avancé sur ta voie, ta vie se sera à ce point transformée en histoire que tu connaîtra des moments inattendus, inexplicables d’un simple point de vue rationaliste ou par la théorie du hasard. En revanche, ces événements s’inscriront parfaitement dans la logique de la nouvelle forme qu’aura prise ta vie. Tu vois, je ne crois pas que le destin préside à la vie des hommes, je crois qu’il faut aller le chercher. Et si les événements de ta vie commencent à s’organiser de manière à ce qu’elle trouve un sens, alors cela peut te mener très loin… Le plus intéressant, c’est qu’on ne peut jamais se douter de ce qui nous arrive, ou tirer des conclusions radicalement fausses de nos observations et chercher à systématiser les enchaînements d’événements en accord avec notre perception du monde. Mais le destin a sa propre logique.

Métro 2033, Dimitry Glukhovsky, L’Atalante, 2007, 2010, p352, 353

voir aussi Crosroads Kalvin Russel pour l’entrée : « Choix »

Canapé

Le canapé était très confortable, ni trop dur, ni trop mou, le coussin sous a tête était aussi exactement adapté. Partout où j’étais allé faire des programmes, il m’était arrivé de dormir sur le canapé qui se trouvait là pendant les pauses, mais il n’y en avait jamais aucun de confortable. La plupart était des canapés mal faits qui paraissaient avoir été achetés au petit bonheur la chance, et même les canapés de luxe attrayants à première vue étaient généralement une source de déception dès que l’on essayait de s’y allonger. Je ne comprends pas comment les gens peuvent se montrer aussi négligents dans le choix de leurs canapés.

À on avis, généralement parlant, la dignité humaine d’une personne transparaît dans la façon de choisir un canapé – c’est peut-être une préjugé de ma part, mais j’en suis quand même persuadé. Le monde du canapé est un monde immuable dont on ne peut transgresser les lois. Mais seuls les gens élevés sur de bons canapés sont à même de comprendre cela. C’est comme être élevé en lisant de bons livres, ou en écoutant de la bonne musique. Un bon canapé engendre un bon canapé, un mauvais canapé ne peut engendrer que de mauvais canapés. C’est comme cela.

Je connais des gars qui roulent dans des voitures haut de gamme, mais n’ont chez eux que des canapés de deuxième ou troisième classe. Je n’ai guère confiance dans ce genre de gens. Certes, une voiture chère à sa valeur propre, mais il ne s’agit jamais que d’une voiture chère. N’importe qui peut l’acheter à condition d’avoir de l’argent. Mais l’achat d’un bon canapé nécessite la perspicacité, l’expérience et la philosophie correspondante. Il faut aussi de l’argent, mais cela ne se limite pas à une question de moyens. Sans une image bien arrêtée de ce qu’est un vrai canapé, il est impossible d’acquérir le canapé parfait.

Haruki Murakami, La fin des temps, Seuil, 1985, p.62-63