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Equitation

On n’imagine pas ce que la compagnie des chevaux demande d’attention, exige d’énergie, suppose de prévenances ; on a pour ces fragiles danseurs étoiles, toujours menacés d’une colique, d’une angine ou d’une boiterie, des prétentions de chorégraphe et des tourments d’infirmière. Leur entretien et leur célébration suffiraient, ô combien, à combler une vie. C’est bien le péril à quoi s’exposent les adeptes de cette ferveur intraitable et inutile. Gratter son cheval pendant des heures, monter la barre encore plus haut, inaugurer sans cesse de nouveaux sentiers dans la campagne et, malgré le froid ou la canicule, les devoirs privés ou les obligations professionnelles, malgré le vacarme que produit, au loin, le monde en marche, ce monde réel dont on s’est retiré par goût de l’aventure et du risque mais peut-être aussi par lâcheté, s’inventer toujours de bonnes raisons d’être les pieds dans la paille ou les étriers, qu’est-ce que ça signifie, au juste ? Que diable fuit-on si vite, si obstinément ? Qui nous poursuit, nous précède ? Quelle chimère puérile, quelle illusion artistique traque-t-on sur ce rond circulaire qui est la loi fondamentale du mouvement équestre, la concrétion de l’éternel retour, et qui illustre bien l’impuissance du cavalier à atteindre la perfection, à se contenter de ce qu’il a obtenu, à s’arrêter, à mettre pied à terre ?

J’ai essayé de répondre à ces questions, mais je ne comprends pas. Sans doute y a-t-il du règlement de comptes avec soi-même et de l’exutoire. De la rage, de la drague et du jeux. Du plaisir esthétique, aussi, du goût de créer dans le périssable, de tout donner afin de consacrer, dans une rhétorique éternelle, un art éphémère, l’excitation de faire une œuvre qui ne restera pas – cette ivresse que connaissent les grands maîtres jardinierss : la nature épousant enfin la culture (où Le Nôtre rejoindrait donc La Guérinière).

Jérome Garcin, La chute de cheval, Folio

Lumière

Ce qui fit ma joie ce jour-là, c’est quelque chose comme l’amour – ce n’est pas l’amour – ou du moins pas celui dont parlent et que cherchent les hommes. – Et ce n’est pas non plus le sentiment de la beauté. Il ne venait pas d’une femme; il ne venait pas non plus de la pensée. Écrirai-je, et me comprendras-tu si je dis que ce n’était la que la simple exaltation de la LUMIERE ?

J’étais assis dans ce jardin; je ne voyais pas le soleil; mais l’air brillait de lumière diffuse comme si l’azur du ciel devenait liquide et pleuvait. Oui vraiment, il y avait des ondes, des remous de lumière; sur la mousse des étincelles comme des gouttes; oui vraiment, dans cette grande allée on eût dit qu’il coulait la lumière, et les écumes dorées restaient au bout des branches parmi ce ruissellement de rayons.

 

André Gide, Les nourritures terrestres, Folio, 1977, p.52-53

Carpe Diem

Saisis le jour

Naples; petite boutique du coiffeur devant la mer et le soleil. Quais de chaleur; stores q’on soulève pour entrer. On s’bandonne. Est-ce que cela va durer longtemps ? Quiétude. Gouttes de sueur aux tempes. Frisson de la mousse de savon sur les joues. Et lui qui raffine après qu’il a rasé, rase encore avec un rasoir plus habile et s’aidant à présent d’une petite éponge imbibée d’eau tiède, qui amollit la peau, relève la lèvre. Puis, avec une douce eau parfumée, il lave la brûlure laissée; puis, avec un onguent, calme encore. Et pour ne bouger pas encore, je me fais couper les cheveux.

André Gide, Les nourritures terrestres, Folio, 1977, p.53

Paradoxe

De l’utilité du paradoxe

 

Je demande qu’un paradoxe soit accepté, toléré, et qu’on puisse admettre qu’il ne soit pas résolu .
On peut le résoudre si l’on fuit dans le fonctionnement intellectuel qui clive les choses, mais le prix payé est alors la perte de la valeur du paradoxe. Une fois accepté et toléré, le paradoxe prend valeur pour tout être humain et est toujours susceptible d’être enrichi par l’exploitation du lien culturel avec le passé et avec le futur.

 
WINNICOT jeu et réalité, l’espace potentiel 1971 Gallimard, p.4

Couple

 
« Visite au vieux La Pérouse. C’est madame de La Pérouse qui est venue m’ouvrir. Il y avait plus de deux ans que je ne l’avais revue ; elle m’a pourtant aussitôt reconnu. (je ne pense pas qu’ils reçoivent beaucoup de visites.) Du reste, très peu changée elle même ; mais (est-ce parce que je suis prévenu contre elle ), ses traits m’ont paru plus durs, son regard plus aigre, son sourire plus faux que jamais.

« “Je crains que monsieur de La Pérouse ne soit pas en état de vous recevoir, m’a-t-elle dit aussitôt, manifestement désireuse de m’accaparer ; puis, usant de sa surdité pour répondre sans que je l’aie questionnée :

« _Mais non, mais non, vous ne me dérangez pas du tout. Entrez seulement.”

« Elle m’introduisit dans la pièce où La Pérouse a coutume de donner ses leçons, qui ouvre ses deux fenêtres sur la cour. Et des que je fus chambré :

« “Je suis particulièrement heureuse de pouvoir vous parler un instant seul à seule. L’état de monsieur La Pérouse, pour qui je connais votre vieille et fidèle amitié, m’inquiète beaucoup. Vous qu’il écoute, ne pourriez-vous pas lui persuader qu’il se soigne ? Pour moi, tout ce que je lui répète, c’est comme si je chantais Malborough.”

« Et elle entra là-dessus dans des récriminations infinies : Le vieux refuse de se soigner par seul besoin de la tourmenter. Il fait tout ce qu’il ne devrait pas faire, et ne fait rien de ce qu’il faudrait. Il sort par tout les temps, sans jamais consentir à mettre un foulard. Il refuse de manger aux repas : “Monsieur n’a pas faim », et elle ne sais quoi inventer pour stimuler son appétit ; mais, la nuit, il se relève et met sens dessus dessous la cuisine pour se fricoter on ne sait quoi.

« La vieille, à coup sûr, n’inventait rien ; je comprenais, à travers son récit, que l’interprétation de menus gestes innocents seule leur conférait une signification offensante, et quelle ombre monstrueuse la réalité projetait sur la paroi de cet étroit cerveau. Mais le vieux de son côté ne se mésinterprétait-il pas tous les soins, toutes les attentions de la vieille, qui se croyait martyre, et dont il se faisait le bourreau ? Je renonce à les juger, à les comprendre ; ou plutôt, comme il advient toujours, mieux je les comprends et plus mon jugement sur eux se tempère. Il reste que voici deux êtres, attachés l’un à l’autre pour la vie, et qui se font abominablement souffrir. J’ai souvent, remarqué chez des conjoints, quelle intolérable irritation entretient chez l’un la plus petite protubérance du caractère de l’autre, parce que la “vie commune” fait frotter celle-ci toujours au même endroit. Et si le frottement est réciproque, la vie conjugale n’est plus qu’un enfer.
 

André Gide, Les faux-monnayeurs, Gallimard, Folio, p156-157