Par Mathieu Rigard

Le rêve du rêve de Dickens

Le rêve du rêve de Dickens

 

Il suivait ce manège du regard depuis maintenant un bon moment. La preuve : ses yeux roulaient au rythme de la rotation des voitures de bois en suivant une orbite ovoïde. Sam s’en fichait, il avait son bel habit bleu et, en poche, de quoi prendre une pomme d’amour à la vendeuse tout en haut dans son camion entre la guimauve et les gaufres.

Et la chenille tournait et les rires fusaient et il regardait.

Plus loin, de sa démarche lancinante et déambulatoire s’approchait la partie la plus méridionale et cinéphile de sa famille : C’était Mon Oncle incarné ! D’autres parties, hétéroclites mais de souche commune et qui avaient renoncé à lui emboîter le pas, suivaient en riant de conserve.

_ Alors, on y va ?

Lança l’Oncle arrivé à sa hauteur.

Sam souri d’un sourire sans bave et comme il n’y avait plus grand monde dans le manège, ils se mirent à discuter avec le manégrier.

_ Alors ?

_ Ben oui.

Du coup, comme ils étaient à peu près d’accord sur tout, il leur proposa de monter : « de toute façon il faut bien le faire travailler sinon il rouille », leur dit-il avec ce bon sens caractéristique du petit artisanat itinérant.

En bonne intelligence ils grimpèrent dans la voiture qui suivait la voiture de tête et rirent en anticipant les joies à venir. Ce qu’ils ne savaient pas c’est que la chenille de ce manégrier là était particulière. Elle avait de véritables roues et, par conséquent, il fallait la conduire.

Sam, particulièrement intelligent ce soir-là, trouva ça étrange. Comme une chenille de manège par définition ça se mord la queue… l’intérêt de la conduire et tout… Ce qu’il ignorait, le pauvre, c’est que dans son infinie sagesse, le créateur du manège avait pourvu sa réalisation d’un circuit comme celui des kartings mais avec de jolis arbres. Lorsque la chenille disparaissait derrière la partie qu’on voit (c’est à dire lorsqu’elle apparaissait dans la partie qu’on voit pas, derrière) et bien elle se promenait dans le circuit.

Trop bien !

Un tour entier, pour Sam et compagnie, rien que pour le plaisir. Youhou ! Trop la classe !

Et comme, décidément, le manégrier aimait vraiment bien la discussion plaisante et sobre de Sam et de sa famille, il leur proposa non seulement un second tour à l’œil, mais en plus, que Sam conduise la seconde chenille qu’il allait affréter pour l’occasion. C’était une encore plus belle chenille. Elle était brillante comme une coulure de vernis sur un pot usagé et Sam l’avait pour lui tout seul.

Ils attendirent que tout le monde prenne place dans une ambiance musicale disco, mais cela ne dura pas trop longtemps puisque tout le monde était déjà installé et que Sam était prêt lui aussi.

Le patron du manège sus-cité indiqua à Sam le moment du départ avec un clin d’œil complice et les voilà tous partis, cahotin cahotant, vers de nouvelles aventures.

Les cris de joie avec un peu de trouille repartirent en cœur lorsque l’avant des deux chenilles, côtes à côtes, s’engouffra derrière la peinture de colline en trompe l’œil pas averti (qui de ce fait n’en vaut pas deux et donc n’accède pas à la 3D… c’est, il faut le dire, un tout de même vieux manège).

Là, Sam manqua quelque peu d’expérience. Émerveillé par le paysage bucolique et néanmoins rappelant un circuit de karting, il se laissa distancer par la chenille du sieur propriétaire. Crénons quelle beauté ! De-ci de-là, des poustoufants anglophiles broutent nonchalamment l’herbe grass, tandis que les petits papillons chantent. La nature, quoi, avec quelque chose d’organisé comme un jardin à la française. D’ailleurs, ne serais-ce pas un château de Versailles que j’aperçois là-bas dans le fond, se susurra Sam in petto ?

Le voilà qui s’élance déjà en plein dans le paysage et fait serpenter sa chenille dans les traces de celle de devant. Les cheveux au vent et les yeux qui piquent de bonheur, les voilà tous riants et roulant vers le Versaillais château.

Arrivés au seuil, après une délicieuse descente au paradis verdoyant de l’endroit (note de l’édition : de ce côté c’est l’endroit, du côté de la fête foraine c’est bien entendu l’envers…), Sam rejoint les autres qui l’attendent au seuil de l’entrée monumentale, frais et dispos comme une touffe d’herbe dans la rosée du matin.

Quelle splendeur cette galerie des glaces, surtout pour les gourmands et que d’objets d’art rassemblés dans ces salles aux vitrines ostentatrices ! C’est tout le Louvre qui s’est invité au château de Versailles, ma parole, s’entretient Sam, gaiement.

Les chenilles ont ralenties leur allure pour adopter une cadence plus en harmonie avec la solennité du lieu. Des mille ans d’histoire les observent de leurs petits yeux sans vie restaurés avec un méticulisme soigneux et subventionné.

Sam est en confiance. Les commandes de l’engin lui sont maintenant familières et il a envie de le montrer. Sans accélérer son allure, il oblique spontanément vers la droite et, passant une large porte en angle droit, s’enfile dans un couloir parallèle à la grande galerie. Le chemin est dégagé, il accélère d’un geste sûr, jette un regard sur sa gauche à la porte suivante, il est en train de doubler l’autre chenille ! Cool ! La prochaine porte fait face à une grosse vitrine abritant une sculpture dont la rugueuse épaisseur des traits trahit l’âge obscur de sa production sacrée et ancestrueuse.

D’un mouvement de poignet il fait prendre la direction de la porte à son engin. Nickel ! ça passe juste bien, tout comme il a prévu. Il rejoint les autres juste devant leur nez et ajuste à son visage un petit sourire content de lui mais pas trop quand même (pour ne pas faire de jaloux) et CRRRAC BiM claOUang BriZZZe : la vitrine derrière lui vole en éclat, malencontreusement heurtée par la queue de la chenille oubliée par notre ami inexpérimenté.

Tous les regards convergent vers eux et lui devint rouge. Inutile de décrire la consternation poignante qui se saisit de sa gorge déployée, à ce moment-là, par l’émotion. Sam saute à bas de son engin tandis que, sous l’effet du choc, tout le monde reste immobile. Il court à l’emplacement de la vitrine qui chut et se rassure un tout petit peu en voyant émerger des décombres la statue de pierre qui n’a pas l’air plus mal fichue qu’avant.

Ouf.

Seulement les gardiens du musée, ainsi que les visiteurs, ne semblent pas de son avis. Se propulsant alors au guidon de sa bête il embraye sauvagement, suivit de près par le-dit propriétaire non moins angoissé ainsi que sa bande de famille qui ne rigole plus du tout.

La compagnie rebrousse chemin en à peu près autant de temps qu’il me faut pour le dire. Voilà c’est fait. Puis, enfin, émerge du côté visible du manège, s’arrête, et descend, au revoir et merci.

Second ouf, éveillé celui-là, ce n’était qu’un rêve.

Un rêve. Une réalité onirique. Un monde vécu dans le sommeil. Un immonde produit de Morphée quand elle est pas gentille. Limite un cauchemar, du coup.

Il me semble que je suis au tiers dans mon sommeil. Les dégâts seront sans doute réglés par mon assurance avant le prochain rêve. Enfin… pour des objets d’arts ?

Voilà qu’il n’en est plus du tout certain.

C’est ce que j’espère en tout cas, se dit Sam tracassé au point de ne pas se rendormir tout de suite. Le plus sage, décide-t-il enfin, c’est de rêver à un bon contrat tout risque. Et il se rendort rasséréné.

Cependant rien n’est jamais aussi simple qu’on voudrait croire que ça n’est pas trop compliqué, surtout quand c’est pas réel. Cette histoire de rêve catastrophique hante encore Sam tout au long de la journée. Il la retrouve à la fin de la grande nuit dans un cauchemar d’agent d’assurance en maillot de bain trop petit qui rigole lorsqu’il lui raconte son problème. Puis c’est un rêve angoissé de prestidigitateur qui n’arrive pas à retrouver son lapin dans les coulisses du cabaret où il se produit lors de la petite nuit de 10h. Il se réveille aussi à 16h, une demi heure avant le levé du soleil de mi-après-midi, en sueur sur le lit de son bureau alors qu’il venait d’emboutir la voiture onirique dont son patron rêve depuis des mois.

Diable, ma vie rêvée devient impossible ! Se dit Sam. D’autant qu’il ne s’appelle pas Sam mais Albert, ce qui ajoute à son émois. Au moins, se dit-il, peut-être que cela pourrais plaider en ma faveur devant un tribunal.

Une idée en amenant une autre et de fil en aiguille, il pense à son ami Lucarne, le juriste prudent. Ni une ni deux, la situation étant bien trop grave pour s’appesantir en savants calculs, il décroche le téléphone et compose le numéro de son cabinet.

À suivre…

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